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Utilisation contrefaisante d’un fermoir de sac : plus de 800 000 euros de dommages-intérêts pour le designer

Affaires - Immatériel
06/04/2022
Dès lors qu’un « fermoir tournant » conçu pour une ligne de sacs est utilisé par le fabricant pour d’autres produits – portefeuilles, bracelets, chaussures, ceintures, porte-clés – sans qu’il y ait eu d’information préalable de l’auteur ni négociation de sa rémunération –, cette utilisation est contrefaisante : elle cause un préjudice moral certain au créateur de ce concept de fermeture.
Aux termes de l’article L. 331-1-3 code de la propriété intellectuelle, la juridiction qui fixe le montant des dommages-intérêts réparant l’atteinte à un droit de propriété intellectuelle doit prendre en compte, distinctement :
— les conséquences économiques négatives de l'atteinte aux droits, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée ;
— le préjudice moral causé à cette dernière ;
— les bénéfices réalisés par l'auteur de l'atteinte aux droits, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de l'atteinte aux droits.

Toutefois, à titre d'alternative et sur demande de la partie lésée, la juridiction peut allouer une somme forfaitaire à titre de dommages-intérêts.

Ce principe est rappelé par la cour d’appel de Paris dans la présente affaire, opposant depuis plusieurs années un célèbre malletier à une artiste indépendante à propos de l’utilisation d’un fermoir.

Originalité d’un concept de fermeture de sac
 
En l’espèce, Mme X…, designer free-lance et gérante de la SARL XY…, avait conclu deux contrats avec la SA LVM…, société spécialisée notamment dans la bagagerie et la maroquinerie de luxe : l’un en 1987 (portant sur la création d’une ligne de sacs de ville) et l’autre en 1988 (portant sur la création d’une collection de bouclerie ainsi que d'une ligne de sacs de voyage et de loisir). C’est ainsi que la créatrice avait conçu un fermoir « LV tournant » reprenant le logotype de la société LVM (concept de fermeture par pivotement des lettres).
 
La société LVM souhaitant racheter à Mme X… l'ensemble des droits de propriété et de jouissance pleins et entiers attachés aux huit modèles de sacs de ville, d'une part, et au concept de fermeture du « LV tournant » en cas de réutilisation dudit concept, d’autre part, une convention avait été conclue le 30 juillet 1992 dans le prolongement des deux contrats précédents. L’article 2 de cette convention stipulait que, en cas de réutilisation par la société LVM du fermoir tournant sur de nouveaux modèles de sacs de ville ou sacs de voyage et de loisirs, le rachat par LVM des droits de propriété attachés à ce concept de fermeture était d'ores et déjà consenti et accepté aux conditions financières qu’il fixait (versement d’une somme de 436 500 francs correspondant à une rémunération globale et forfaitaire pour tous droits actuels et futurs de LVM sur le concept).
 
Mais Mme X… avait découvert, en 2014, que le fermoir qu'elle avait créé était apposé sur une nouvelle gamme de sacs commercialisée par la société LVM et, par la suite, sur d’autres produits (portefeuilles, bracelets, chaussures, ceintures, porte-clés), sans qu’elle en ait été informée. Le 17 juillet 2015, Mme X… et la société XY… avaient assigné la société LVM pour voir notamment prononcer la nullité de l'article 2 de la convention et juger qu'en apposant le fermoir tournant sur d'autres articles que ceux visés dans la convention et en ne mentionnant pas le nom de l'auteur, la société LVM avait commis des actes de contrefaçon et violé leurs droits patrimoniaux et moraux.
  
Par jugement du 12 juin 2020, le tribunal judiciaire avait rejeté l'action en contrefaçon de droit d'auteur formée par Mme X… et débouté cette dernière de ses prétentions au titre de l'atteinte à son droit moral (droit à la paternité et à l'intégrité de l'œuvre). Mme X… et la société XY… ont relevé appel de cette décision.
 
Réparation de l’utilisation sans autorisation
 
1. En ce qui concerne l'utilisation contrefaisante sur deux gammes de sacs

L’article 2 de la convention du 30 juillet 1992 prévoyant une somme de 436 500 francs, soit 66 544 euros, hors taxes par nouvelle utilisation, la société LVM est condamnée à verser à Mme X… la somme de 133 088 euros hors taxes.
 
2. En ce qui concerne l'utilisation contrefaisante sur d’autres produits que des sacs
 
Ainsi que le rappellent les juges du fond, la convention de 1992 prévoyait et autorisait seulement la cession des droits sur le fermoir tournant pour être utilisé sur de nouveaux modèles de sacs de ville ou sacs de voyage et de loisir. Dès lors, "toute autre utilisation telle que constatée par les pièces apportées au débat par les appelantes et reconnue par la société LVM sur des portefeuilles, bracelets, chaussures, ceintures et porte-clés est contrefaisante comme effectuée sans l'accord de l'auteur".
 
Mme X… ne sollicitant pas l'octroi d'une somme forfaitaire, il convient alors de fixer les dommages-intérêts qui lui sont dus selon la règle énoncée ci-dessus.
 
Le manque à gagner de Mme X… ne peut être calculé en fonction d'une éventuelle exploitation par elle ou cession à un tiers dès lors que, en vertu de l'article 3 de la convention, elle s'interdisait à réaliser "directement ou indirectement toute fabrication, reproduction, imitation ou toute version modifiée, de la ligne de sacs et du concept de fermeture du « LV tournant » faisant l'objet du présent contrat".
 
Par ailleurs, les appelantes n’apportent aucun élément relatif au bénéfice réalisé par la société LVM par l'utilisation de cet accessoire intégré à des produits achetés par un consommateur attiré essentiellement par la marque, la qualité et le design des produits.
 
En revanche, l'utilisation sur de nombreux produits autres que des sacs, non prévus ni organisés par la convention de 1992, et sans qu'il y ait eu d'information préalable de l'auteur ni négociation de la rémunération due pour ces nouvelles utilisations du fermoir tournant cause à Mme X… un préjudice moral certain.
 
Au vu de l'ensemble de ces éléments, la cour fixe la réparation intégrale du préjudice subi par cette dernière à la somme de 700 000 euros pour l'utilisation sans autorisation du « LV tournant » sur des portefeuilles, bracelets, chaussures, ceintures et porte-clés.

À noter : la cour d’appel confirme le jugement en ce qu’il a débouté Mme X… de ses prétentions au titre de l'atteinte à son droit moral (droit à la paternité / droit à l'intégrité de l'œuvre), soulignant que cette dernière n'est pas la créatrice des chaussures, bijoux, portefeuilles et porte-clés vendus, contrairement à la première ligne de bouclerie et de sacs de 1987 et 1988, mais seulement d'un accessoire ; et il n'est pas dans les usages professionnels de mentionner le nom du créateur dans ces circonstances. De plus, elle ne prouve pas que son fermoir a été dénaturé et dégradé en étant utilisé sur d'autres articles que des sacs.
Source : Actualités du droit